Titre original d’une lithographie et d’une affiche de Pierre Alechinsky réalisées en 1989 pour une exposition en hommage à Jacques Putman à LARC[1], "L’Œil et la plume" a ensuite été repris en 2007 par les éditions l’Échoppe pour désigner le recueil de textes et d’entretiens, préfacé par Pierre Alechinsky, que Jacques Putman avait consacré à plusieurs artistes entre 1958 et 1978.
C’est donc tout naturellement que ce titre s’est imposé pour la nouvelle exposition de la galerie Catherine Putman, comme une clé de lecture de l’aventure professionnelle de Jacques Putman : la critique d’art et son engagement auprès des artistes, sous forme d’édition et de diffusion d’œuvres d’art multiples.
Après l’aventure des Suites Prisunic pour laquelle il mène entre 1967 et 1972 une opération inédite de démocratisation de l’art contemporain, proposant des gravures contemporaines dans les supermarchés éponymes, Jacques Putman fonde en 1974 la Société de diffusion d’œuvres plastiques et multiples, dont la galerie Catherine Putman est aujourd’hui encore l’enseigne. Il définit alors les contours de son activité d’éditeur d’art : un travail réalisé à trois – artiste-éditeur-imprimeur –, la fidélité aux artistes et des collaborations au long cours pour proposer des œuvres originales au plus grand nombre en France et à l’étranger.
Cette façon de travailler est toujours d’actualité à la galerie où, pour la première fois, une exposition est consacrée au travail de Jacques Putman. Sans être exhaustive, l’exposition s’attache à présenter l’état d’esprit de ce dernier en proposant de relire ses textes et de redécouvrir les artistes qu’il aimait.
Elle présente une sélection emblématique des éditions Prisunic et s’articule autour de quatre artistes et amis : Pierre Alechinsky, Pierre Courtin, Jean Messagier et Bram van Velde.
Les Suites Prisunic
« Personne ne niera que c’est du contact quotidien de l’œuvre que naît avant tout une compréhension profonde rendue de nos jours d’autant plus difficile, mais passionnante et enrichissante, qu’il s’agit de l’art de l’époque dans laquelle nous vivons, donc de manifestations qui choquent et qui semblent au moment même l’apanage d’une élite intellectuelle avant d’être intégrées dans la société et de devenir patrimoine commun. »
Jacques Putman, La Suite Prisunic (1967-68), L’Œil, Paris, n°155, novembre 1967
Entre 1967 et 1972, Prisunic, fervent défenseur du « design pour tous », confie à Jacques Putman l’une des premières opérations de démocratisation de l’art : solliciter différents créateurs pour proposer du « beau au prix du laid » dans les rayons de ses magasins[4].
Jacques Putman invite alors dix-huit artistes à participer au projet. Certains ne réaliseront que deux estampes, d’autres prendront part à toutes Les Suites. Le principe est simple : réaliser une œuvre originale multiple, au format 65x50 cm. Les uns travailleront en lithographie, les autres sur cuivre ou en offset, toutes les œuvres seront tirées à 300 exemplaires chez des imprimeurs parisiens réputés et seront signées, numérotées et vendues au prix de 100 FF.
Des artistes proches de l’école de Paris – Tal Coat, Bram van Velde ou Jean Messagier – certaines figures du nouveau réalisme – Arman, Niki de Saint Phalle ou Jean Tinguely – de l’abstraction constructiviste comme Jean Dewasne, ou de Cobra, comme Pierre Alechinsky ou Asger Jorn répondront présent.
Cette aventure audacieuse et novatrice connaît un succès commercial inégal selon les magasins, mais obtient la reconnaissance du milieu artistique et marque véritablement les débuts de sa carrière d’éditeur d’art.
Jacques Putman est entré dans le monde de l’art par le biais de l’écriture, de la critique et du journalisme (il a notamment collaboré régulièrement au magazine L’Œil). L’exposition s’articule donc autour des quatre principaux artistes auquel il a consacré régulièrement sa plume et dont il a beaucoup soutenu l’œuvre grâce à des expositions, des éditions et des catalogues.
Pierre Alechinsky d’abord, un Belge comme lui, né en 1927 et ami de jeunesse à Bruxelles qu’il retrouve à Paris aux débuts des années 50. « J’ai donc suivi depuis quarante ans son effort de synthèse, de concentration et de réflexion tant sur le plan littéraire que pictural[5] », dira-t-il à son sujet. Il écrira sur l’œuvre, l’entraînera dans l’aventure Prisunic, et éditera ses sculptures en bronze : les Cryptocylindres et les Cryptocubes. Alechinsky auto éditera ses gravures, mais Jacques Putman aura toujours à cœur d’exposer et de diffuser ses œuvres.
Pierre Courtin (1921-2012), peintre et surtout buriniste exceptionnel, fascine Jacques Putman, qui sera à l’initiative du catalogue raisonné : Pierre Courtin, l’œuvre gravé, 1944-1972[6]. Il éditera plusieurs de ses lithographies en couleur, proches de sa peinture, mais ce sont ses gravures aux burins qui l’intriguent davantage. « Courtin vit en familiarité totale avec sa presse, effectuant des tirages d’essai sur divers matériaux, périssables ou non, tissus, papier journal ou d’emballage, nappes de restaurant (…). Dans les années où Pierre Courtin a déchiffré le domaine de la gravure, le terrain de l’avant-garde y était vierge, tant sur le plan de l’innovation technique qu’artistique (…). Ce qui après lui est devenu courant ou réalisable (…) les gravures découpées de Courtin sont de 1947, les gravures blanches de 1948, les empreintes directes d’objet de 1949, était en réalité des expériences hasardeuses, hors toute codification esthétique. »
Jean Messagier (1920-1999) rencontre Jacques Putman en 1955, les deux hommes s’apprécient et c’est tout naturellement que ce dernier lui propose de participer à l’aventure Prisunic en 1967. À partir de 1968, Jacques Putman devient le principal éditeur de ses gravures, remarquables pointes sèches ou aquatintes et s’occupe également de la fonte de ses sculptures. Il préface le catalogue raisonné Messagier, Les Estampes et les sculptures 1945-1974[7] par un très beau texte intitulé Ne pas choisir, dans lequel il cerne la poésie de l’artiste sans la paraphraser : « Aimer à la fois l’hiver, l’été, l’automne et le printemps, englober la pitoyable fantasmagorie de l’homme seul ou en bande, blessé ou intact dans ses fêtes, ses défilés, ses rencontres, et la nature dans ce qu’elle a de grandiose et de touchant à l’intérieur de sa géologie ou de la précarité de ses moments. »
Bram van Velde (1895-1981) est la grande aventure artistique de sa vie. Le jeune critique fait très vite sa connaissance à son arrivée à Paris. Après l’échec de son exposition à la galerie Maeght en 1952, Jacques Putman prend l’artiste néerlandais sous son aile. Il écrit sur l’œuvre, le présente et obtient des expositions dans des musées en France et à l’étranger. Bram van Velde peint peu, et la lithographie sera la solution pour que Jacques diffuse cette œuvre si peu prolixe : « C’est uniquement une aide pour sortir de l’isolement. La litho, c’est un peu comme le disque, c’est un travail de pénétration. Un tableau est une chose trop rare pour avoir un impact. La litho, c’est une chose merveilleuse parce que sans trahir l’invention, on peut en faire une centaine, ce qui change incroyablement la situation.[8]» Jacques Putman veillera jusqu’à sa mort cet artiste dont il disait : « La peinture de Bram van Velde visant à rendre la forme de notre vie qui n’a pas de forme, angoisse et rebute : aucun esthétisme chez lui, un cri brutal que personne ne semble préparé à entendre.[9] » Ils sont enterrés ensemble à Arles, dans le caveau familial de Catherine Putman.
[1] Paru aux Éditions Yves Rivière, Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1975.
[2] Bram van Velde « Je me méfie de la peinture », interview par Gilles Plazy in Le Quotidien de Paris, 1975.
[3] Bram van Velde, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Jacques Putman 1907-1960, Turin, Fratelli Pozzo, 1961
[4] Le Musée des arts décoratifs vient d’ailleurs de consacrer une exposition à ce sujet Le Design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française, MAD, Paris, 2022.
[5] Article paru dans Vogue à l’occasion de l’exposition de Pierre Alechinsky au Solomon Guggenheim Museum de New York en 1987.
[6] Publié aux Éditions Yves Rivière, Paris.
[7] Paru aux Éditions Yves Rivière, Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1975.
[8] Bram van Velde « Je me méfie de la peinture », interview par Gilles Plazy in Le Quotidien de Paris, 1975.
[9] Bram van Velde, catalogue raisonné de l’œuvre peint, Jacques Putman 1907-1960, Turin, Fratelli Pozzo, 1961.
BIOGRAPHIE
Jacques Putman naît à Bruxelles en 1926.
Après des études de droit, il tient une rubrique de critique d’art dès 1946 dans le journal Le Peuple, puis devient correspondant bruxellois pour le magazine parisien Arts. Il s’installe à Paris en 1948.
C’est la critique d’art et l’écriture qui l’occupent alors en 1949 lorsqu’il épouse Françoise Schildge, dont la mère organise le « Salon des moins de trente ans ». Ils vivront un temps à Vezelay, côtoyant Georges Bataille. C’est à cette époque qu’il rencontre Bram van Velde.
Dans les années 60 et 70, il écrit fréquemment dans le magazine L’Œil. En 1960, il épouse André Aynard qui devient alors André Putman et qui l’introduit auprès de l’enseigne Prisunic où Denise Fayolle le charge de réaliser une suite de gravures originales d’artistes contemporains à prix abordable : Les Suites Prisunic 1967-1972.
Cette aventure marque les débuts de son activité d’éditeur d’art. En 1974, il fonde ensuite la SDOPM, Société de diffusion d’œuvres plastiques et multiples. Il travaille dans le grand appartement qu’il occupe rue des Grands Augustins, où il stocke les estampes dans les meubles à lithographies, qui occupent encore aujourd’hui la galerie rue Quincampoix. Il y reçoit collectionneurs, artistes, écrivains et beaucoup de marchands et de professionnels européens.
Jacques Putman n’a jamais été imprimeur, le travail d’éditeur a toujours été une collaboration à trois : l’artiste, l’éditeur, souvent à l’origine du projet et qui finance et définit le tirage, puis l’imprimeur qui le réalise.
En 1975, il rencontre Catherine Béraud qu’il associe très vite à ses activités et qui devient sa femme quelques années plus tard.
Peu après la mort de Bram van Velde, il est victime en 1982 d’une attaque cérébrale. Affaibli, il continue néanmoins à travailler auprès de sa femme. Lorsqu’il s’éteint en 1994, Catherine Putman continue l’aventure des éditions Putman, rue de Talleyrand, puis ouvre la galerie rue Quincampoix en 2005. Elle disparaît à son tour en 2009.
La galerie poursuit aujourd’hui les activités d’éditions initiées par Jacques et présente des expositions d’œuvres uniques sur papier dans l’esprit insufflé par Catherine, elle est dirigée par Eléonore Chatin, leur belle-fille.
Sous l'oeil et la plume de Jacques Putman
2 Juin - 13 Juillet 2022